Société

Médias : Décryptage d’une presse privée togolaise malade

Absence de protection sociale et de contrats, salaires dérisoires, mauvais traitements, lois liberticides, prison, sinon exils forcé ou alimentaire…, les maux qui minent la presse togolaise sont nombreux. Le manque criard de professionnalisme enfonce le clou. La crise est profonde, mettant en péril la sécurité et le bien-être des journalistes. La vie, les témoignages et expériences des confrères et consœurs confirment amplement que le journalisme est encore en chantier au Togo.

Derrière les écrans et l’enthousiasme avec lequel quelques-uns présentent les journaux et émissions, la réalité du journaliste togolais est complètement déplaisante. L’époque à laquelle les parents incitaient leurs enfants à devenir hommes de médias est révolue. En plus d’être régulièrement victimes d’intimidation, de harcèlement et même de violence, les journalistes togolais, surtout ceux du privé, peinent à joindre les deux bouts à cause des revenus dérisoires qu’ils perçoivent souvent à compte-goutte. A la radio, comme à la télé, ou même à la presse écrite, l’herbe n’est verte nulle part. Le mal est croissant avec l’avènement des nouveaux médias qui font de “tout le monde” des “journalistes”.

« Mon plus grand salaire : 35 000 F CFA »

Journaliste multimédia, Abbey (le nom a été modifié) n’a perçu que 35 000 F CFA, comme salaire le plus élevé. Alors qu’en plus d’être doué, il est titulaire d’une licence professionnelle délivrée par l’Isica (Université de Lomé). Bienvenu dans un monde où les recruteurs n’ont rien à f… des diplômes. En fait, ils n’ont aucune valeur ajoutée. « La profession semble être banalisé à tous les échelles. Au-delà de la passion, il faut également se nourrir, se vêtir, se déplacer, payer ses soins de santé. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’offrir tout cela en percevant 35 000 le mois », raconte Abbey. Il a reçu des mains de son employeur 5 000 francs, son plus faible revenu.

C’est d’ailleurs la norme pour la majorité qui travaille à la pige. Ils sont payés à 5 000 francs pour la plupart ou à 10 000 francs au maximum. « Je reçois parfois moins de 3 000 francs par article et par semaine », déclare Innocentia, jeune journaliste audiovisuelle.

T. D est quant à lui, journaliste à l’un des plus grands médias de la capitale. Il intègre le média après 3 à 4 mois de stages à Togo presse, le quotidien national. 40 000 F CFA, c’est le montant total qu’il a perçu durant les 4 mois de stage. Encore qu’il soit chanceux parce que payer un journaliste stagiaire est un luxe pour les patrons de presse qui, déjà, peinent à honorer leurs engagements vis-à-vis de leurs employés. « J’ai aussi fait un stage à radio Lomé. Je me contentais seulement des défraiements payés par les organisateurs d’événement, soit juste 2000 à 5000F », rappelle-t-il. Sa collaboration avec un média en ligne spécialisé en technologie ne lui rapportait que 25 000 F CFA par mois. Aujourd’hui journaliste sur une radio de la place, T.D n’est toujours pas satisfait. « C’est difficile de s’en sortir avec notre revenu mensuel. Nous sommes obligés de jongler pour protéger notre image, parce que le journaliste à une image à préserver », soutient-il. La radio pour laquelle il travaille actuellement, l’un des plus grands de la capitale, offre des revenus irréguliers à ses employés, faut-il souligner. Qu’en serait-il de ces petits médias qui pullulent dans le pays ?

L’enthousiasme qui animait Martialle Amenkey, journaliste à One TV (ex TLS) au début de son expérience à la télé s’est tout de suite éteinte. « Quand j’ai eu mon premier contrat à la télé, c’est vrai que c’était très excitant mais il y avait beaucoup de choses qui faisaient que c’était aussi un peu triste et l’enthousiasme qui devrait y avoir quand j’ai reçu mon contrat ni était pas », raconte la jeune fille de la vingtaine, cadreuse, monteuse et journaliste.

Les ennemis de la presse

D’une part les directeurs de publication (DP) et d’autres part les autorités compétentes. Sans oublier ces nombreux journalistes devenus des thuriféraires du gouvernement et ceux qui font la manche auprès des organisateurs d’événement contre souvent une somme de 5 000 F CFA, parfois moins.

Plusieurs DP sont arrivés à ce métier par simple hasard ou curiosité, d’autres pour des raisons politiques, d’autres encore rien que pour des gains économiques. Ce qui justifie en partie, le mal dont souffre la presse togolaise. Ils sont désignés « doyens », par les professionnels du milieu. Les fruits des entreprises de presse profitent plus à ces DP qu’aux rédacteurs, souligne un journaliste de plus d’une dizaine d’années. « Normalement, ce sont les rédacteurs qui doivent traiter les dossiers de reportages, les enquêtes, et non le directeur. Mais ici, c’est le DP qui s’occupe des gros dossiers, parce que ça rapporte plus de sous », souligne-t-il. Indigné, il dénonce : « Les journalistes sont payés à la pige, 5 000 F CFA, parfois 10 000, pas d’assurance. Et c’est le patron qui a droit de cuissage sur les belles filles, qui roulent dans de belles voitures pendant que ces rédacteurs triment. Ce qui fait que le rédacteur aussi veut monnayer sa plume contre des pots de vin. Chacun veut créer son journal, l’exemple est là, le patron mange ».

Malgré la disponibilité des fonds d’aide à la presse, de nombreux médias ne disposent pas d’une caméra et d’un simple micro, les outils incontournables de la presse. Que dire de tous ces journalistes qui n’ont que leur téléphone comme outil de travail et pas d’ordinateur. Aucune vision, aucun planning éditorial, aucun budget. « Le journalisme est un travail de terrain, il est appelé à aller sur le terrain. La radio n’a pas de budget pour les déplacements de la rédaction. Il faut attendre que quelqu’un organise un événement pour sortir », dénonce T.A.

Genres journalistiques? Connais pas

C’est le caillou dans la chaussure du pouvoir. Alors que dans un Etat dit de droit, le citoyen et le journaliste sont libres de contrôler les actions de l’Etat.  Mais la presse critique dérange apparemment. « Il y a des journalistes de qualité au Togo, mais cette qualité se heurte au régime en place. C’est-à-dire qu’on fait tout pour étouffer, empêcher ces belles plumes de s’exprimer librement », indique un journaliste qui préfère s’exprimer sous anonymat. Une raison de plus de remettre en cause la liberté de presse dont on parle tout le monde.

On assiste alors à la multiplication des médias qui ne produisent que des comptes rendus au détriment des autres genres journalistiques. Les premiers sont souvent « proches du pouvoir », dit-on souvent. Et malgré tout, bon nombre d’entre les patrons de ces médias refusent délibérément de déclarer leurs employés à la caisse de sécurité sociale. « Je travaille pour un de ces médias depuis 16 ans, il n’y a jamais eu d’évolution de salaire. Pas de contrats, pas d’assurance. Les frais d’impression du journal sont plus élevés que le salaire des journalistes. Comment on peut comprendre ça », s’indigne un rédacteur de chef.

Adieu la carte de presse

Le manque de vision des médias togolais, la navigation à vue dont ils font preuve, le comportement peu orthodoxe de certains patrons de presse à l’égard de leurs employés, la grande précarité économique dans la corporation pousse plusieurs professionnels de la presse à la porte. Des consœurs et confrères qui se sont réfugiés dans la restauration, la mode, la cuisine, ou la communication pure…, il y en a plusieurs. D.S opte pour la communication après avoir goûté à la réalité, loin du « rêve que vendent les écoles de journalisme ».

« J’ai eu la chance de travailler pour quelques médias avant et pendant ma formation. Cela m’a ouvert les yeux sur plusieurs réalités. J’ai décidé un jour de me retirer un tant soit peu du monde médiatique togolais et de faire de la communication institutionnelle. Je n’ai donc pas hésité à saisir l’opportunité de devenir chargé de communication », relate David désormais chargé de communication d’une grande école de formation.

Quant à ceux qui tiennent à la plume, au micro et à la caméra, ils sont obligés de collaborer avec plusieurs médias pour espérer manger à leur faim. C’est bien ce que fait Edmond Waklatsi, journaliste-présentateur radio, reporter avec 05 ans d’expérience avérée. Débordé par le « maigre salaire » qu’il perçoit, Il est, depuis quelques mois, rédacteur web, administrateur du site nouvel Angle Média.

La presse togolaise traverse une crise profonde et sans précédent, caractérisée par des médias muselés et des journalistes opprimés. Les conditions de travail sont déplorables, les salaires sont bas, et la qualité de l’information produite est souvent remise en question. Ce qui constitue un danger pour les combats démocratiques et sociaux. Il est urgent de prendre des mesures concrètes pour défendre la liberté de la presse et améliorer les conditions de travail des journalistes. Sans quoi ce métier noble continuera d’être une casse-tête pour les passionnés.

Elisée Rassan

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