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Tribune: Et si la France se retirait d’Afrique ?

Avec l’Afrique, la France a tout essayé sauf la chose seule qui pourrait peut-être réparer ses liens avec le continent : la séparation.

  Avec l’Afrique, la France a tout essayé sauf la chose seule qui pourrait peut-être réparer ses liens avec le continent : la séparation. La relation paternaliste séculaire que l’ancienne puissance coloniale entretient avec les pays de son fameux « pré carré » africain francophone stagne au bord de la dissolution depuis plusieurs décennies. L’explosion récente de ce que d’aucuns qualifient improprement de « sentiment anti-français » n’est pas le produit de l’éruption spontanée d’un magma de haine antioccidentale enfoui dans les tréfonds d’un « refoulé colonial » ; au contraire, il s’agit en fait d’une levée d’hypothèque.

En réalité, les affects en jeu ont leur raison que les sentiments ignorent. Pour peu qu’on daigne prendre un peu de recul, il apparaitra nettement que les récentes tensions, protestations et défiances antifrançaises au Mali, au Burkina Faso et au Niger ne sont que des signes visibles de la lente érosion des relations (du rejet massif du franc CFA à la critique des ingérences politiques, militaires, financières, etc.) qui couvait depuis le début du siècle. En Afrique, la France n’est victime que d’elle-même. Moscou n’y est pas pour grand-chose, Paris paie l’addition très salée de ses ingérences post-coloniales et plus fondamentalement de son échec à réinventer la « relation privilégiée » qu’elle entretenait avec l’Afrique francophone.

Après les années Mitterrand et Chirac, la nécessité de changer le paradigme de la relation franco-africaine s’articulait comme suit : substituer de nouveaux liens qui libèrent aux entraves historiques qui emprisonnent au présent et empoisonnent l’avenir. Depuis lors, l’effritement progressif de la « relation sans désir » nouée au cœur de la grande nuit coloniale entre la France et ses anciennes possessions coloniales s’explique par deux choses. D’une part, des actions concrètes pour renouveler la relation n’ont pas toujours suivi les annonces de changement des dirigeants français ; et conséquemment, d’autre part, la déception des espoirs suscités auprès des partenaires africains n’a fait que conforter l’obsolescence de cette relation incestueuse.

Should I Stay Or Should I Go

En 2007, afin d’empêcher l’irrésistible déclin de l’influence française, l’ex-président Nicolas Sarkozy fut le premier à initier le paradigme de la « promesse de rupture » dans la conduite des affaires africaines. Il entendait réinventer un nouveau paradigme plus conforme aux aspirations populaires de respect mutuel, de gouvernance démocratique et de développement économique. Après plus d’un siècle de domination (néo)coloniale, marquée par des collusions incestueuses des milieux politiques et des cercles d’affaires français avec des dictateurs africains souvent imposés par Paris à leurs populations, Nicolas Sarkozy proposait la « rupture » avec le système de la « Françafrique », mis en place dès l’époque du général de Gaulle.

Mais avec le discours de Dakar du 26 juillet 2007, le « surmoi colonial » du président revient au galop prouver au continent que la France n’en avait pas fini avec le paternalisme débonnaire à la Jacques Chirac ni avec le « refoulé colonialiste » hautain d’un Jules Ferry qui exaspèrent tant les interlocuteurs africains. Le temps d’un discours totalement lunaire, le « président de la rupture » se fourvoie complètement en ânonnant une litanie assommante de poncifs hégéliens à peine recyclés mais aussi arrogants qu’éculés sur « l’homme africain [qui ne serait] pas assez entré dans l’Histoire » et à qui jamais ne « vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin ». Après quoi la « promesse de rupture » tourna court et le changement ne fut pas au rendez-vous.

Et rebelote à partir de 2012. La « présidence normale » de François Hollande renouvelle l’engagement de « rompre avec la Françafrique » et une « certaine vision paternaliste et ethnocentrée ». Et pour joindre l’acte à la parole, il va inaugurer sa politique africaine avec un contre-discours de Dakar de rupture avec la « rupture à la Sarkozy ». Pourtant, l’année suivante Hollande s’empressera de réengager la France dans le piège sahélien qui s’est rapidement refermé sur son armée. L’ensablement militaire dans cette guerre sans fin contre le terrorisme vaut aujourd’hui à la France l’explosion d’un rejet profond et des accusations de néo-impérialisme qui s’étalent au grand jour. De plus, la France se retrouve désormais écartelée dans une position impossible au Sahel : ne pouvant ni partir ni rester.

Jamais deux sans trois. En début d’année 2023, dans la continuité de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, Emmanuel Macron assurait à Libreville (au Gabon) qu’un cap décisif avait été franchi, en annonçant que l’ère de la Françafrique était « révolue » et que la France n’était désormais plus qu’un « interlocuteur neutre » cherchant à « bâtir un partenariat équilibré ». Et même si cela était vrai, cette annonce a plusieurs trains de retard, la Françafrique ayant mis trop de temps à mourir. L’Afrique francophone, entrée dans un nouveau cycle historique, semble avoir fait le deuil de l’idée d’une relation privilégiée, exclusive, « neutre » voire « équilibrée » avec la « France disruptive » de Macron. L’heure est plutôt à la diversification des partenariats et à la recherche d’autres interlocuteurs. Le cycle nouveau qui s’y est amorcé chante l’air des relations multilatérales et emprunte le langage chinois du « partenariat gagnant-gagnant », à la fois sur les plans économique, politique et militaire. Au grand désarroi de Paris, et parfois à l’encontre des intérêts à long terme de ces pays parmi les plus pauvres de la planète (Centrafrique, Mali, Burkina Faso et bientôt le Niger), ils privilégient tous désormais Moscou comme partenaire de défense. Et ceci en dépit, si ce n’est en raison, des mises en garde de la France contre les exactions et le coût exorbitant d’un partenariat avec les mercenaires russes de Wagner.

Toutefois, ce choix spécifique de partenaire de coopération militaire est purement opportuniste ; il repose sur des calculs d’intérêt qui excluent l’adhésion ou l’identification à la Russie mais obéit à une logique aussi triviale que la souscription d’une garantie d’assurance-vie pour pérenniser ces juntes au pouvoir contre tout éventuel retour de bâton français. Cette menace est tout sauf imaginaire, car depuis les indépendances africaines, la France elle-même s’est souvent appuyée sur ces armées pour renverser tout régime voire neutraliser tout leader trop nationaliste ou révolutionnaire au goût de Paris. Tout porte à croire que, si cette tendance à la perte de contrôle sur les armées africaines devait se conforter, la France est en train de perdre son principal levier d’influence sur ces pays.   

Afrique Adieu!

  D’une alternance l’autre, la « promesse de rupture », promue durant les 16 dernières années par les trois derniers présidents français par rapport aux anciennes pratiques en Afrique francophone, aura constamment souffert l’écueil paternaliste d’être un discours de surplomb, unilatéral, univoque, égocentré, vertical et asymétrique. Aucune des déclarations d’intention de rupture ne s’embarrassait ni des attentes spécifiques ni de l’assentiment des partenaires africains, réduits indifféremment dans l’imaginaire français à l’image d’Épinal d’un « pré carré » exclusif. Avec cette image éthérée de l’Afrique francophone comme legs colonial voire fardeau post-colonial, dépourvue de volonté propre, incapable d’initiative et enfermée dans une posture de dépendance voire de soumission, la France s’est empêchée de voir venir son profond désir d’émancipation, son désir d’aller voir ailleurs. Non, l’Afrique n’est pas (ou plus) cette Belle au bois dormant qui attend chastement son prince charmant français. Il apparait aujourd’hui clairement que cette part francophone de l’Afrique qui se rebiffe de toutes parts contre la présence française, à ses risques et périls, a décidé d’embrasser son désir de passer à autre chose plutôt que d’attendre que l’ex-puissance colonisatrice daigne enfin véritablement changer sa politique vis-à-vis d’elle.

La France a perdu tellement de temps à proposer des termes concrets d’une relation mutuellement bénéfique que l’Afrique francophone s’est résolument décidée à tourner la page de cette relation franco-africaine abusive. Au-delà des pays en rupture consommée, les Africains francophones font valoir leur agentivité et revendiquent le rôle d’agent de leur histoire. Cette nouvelle donne n’est ni exclusivement imputable à Emmanuel Macron, qui n’a pas à rougir de son bilan, ni intrinsèquement aux échecs militaires français, mais à mettre au crédit de ces pays d’Afrique francophone qui ont souverainement décidé de jouer leur partition sur l’échiquier d’un monde en plein bouleversement.

Après la confiscation des indépendances par la Françafrique notamment, nous vivons l’aube d’un réveil africain sur lequel capitalisent les juntes au pouvoir. Le soutien populaire certes réversible que rencontrent ces récents putschs s’explique autant par l’habilité des militaires à attiser le terreau fertile des braises du ressentiment postcolonial contre la France, mais n’aurait pas cette ampleur s’ils ne cristallisaient pas les espoirs de changement des populations souvent jeunes.

Séparation à l’amiable ?

Lorsqu’une relation atteint un certain degré de délabrement voire de toxicité, la seule chose saine à faire est la séparation. L’Afrique et la France en sont là. Il s’agit pour le coup de préserver l’intégrité morale et physique des deux parties. La « séparation » est la seule chose à faire, puisque la « rupture » n’a pas tenu la promesse du renouvellement véritable des doctrines, des paradigmes, des vœux, des liens, des usages, des pratiques, etc. Un certain seuil d’irréparabilité des liens franco-africains ayant été franchi, il convient désormais d’acter la séparation à l’amiable. Elle consiste concrètement, pour la diplomatie française, à s’imposer une cure de silence ; et pour les Africains, à assumer pleinement les conséquences de leurs décisions. Malgré son puissant réseau diplomatique en Afrique, la France n’a pas vu venir cette nouvelle Afrique. Voilà pourquoi elle se découvre à la remorque d’un futur africain qui veut s’écrire désormais contre et sans elle.

Comment la France, avec ses liens historiques et ses atouts considérables, en est-elle venue à ne rien comprendre aux dynamiques et aux aspirations profondes de cette région du monde ? Va-t-elle définitivement y perdre pied et sortir de l’histoire africaine ? En réalité, l’énigme de cette déconnexion française s’explique par son aveuglement à l’égard de l’Afrique réelle. La vision anhistorique de l’Afrique qu’elle s’est forgée n’existe pas et n’a certainement jamais existé. La contemporanéité du plus jeune continent du monde n’a rien à voir avec l’Afrique « immuable », ne connaissant point « l’angoisse de l’histoire », que fantasmait Nicolas Sarkozy. Ce continent immobile « où tout recommence toujours », où « il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès, et où il ne vient jamais « à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. » Mais une seule chose est sûre, l’Afrique francophone n’en a pas définitivement fini avec la France qui fait face aux turpitudes d’une politique post-coloniale paternaliste, ayant assidument oscillé entre aveuglement, arrogance et mépris.

Le temps de la réparation des liens viendra peut-être… ou peut-être pas. Dans les conditions actuelles, pour préserver la possibilité future d’une relation plus saine et plus féconde, la France devrait de façon ordonnée retirer ses bases militaires et ses armées des pays d’Afrique francophone qui en formulent la demande formelle. Qu’elle s’abstienne de tout sermon démocratique à géométrie variable (accréditer un putsch au Tchad et en dénoncer un autre au Mali) qui brouille son image. Qu’elle garde pour elle-même son aide directe au développement, les pays qui ont décidé seuls de leurs destins devraient assumer toutes les conséquences de leurs choix. Et surtout que la France ne s’avise pas de croire qu’il y aurait une autre alternative à ce retrait ordonné d’Afrique. Car dès à présent, toute action et absence d’action de la France sont lues par les opinions publiques africaines comme des preuves à charge contre ses intentions perçues comme nécessairement malveillantes.

Actuellement, tout ce qu’elle entreprendra pour arranger les choses ne fera que les aggraver. Les attaques répétées des propagandistes prorusses stipendiés et d’une poignée d’influenceurs panafricanistes ont détruit durablement l’image de marque de la France sur le continent. La chose s’est faite en moins d’une décennie sur les réseaux sociaux essentiellement, mais il faut avouer que les misères de la Françafrique et les errances diplomatiques françaises leur ont beaucoup facilité la tâche. La France a toujours été un géant au pied d’argile en Afrique. En conséquence, le baume du temps, une cure d’humilité et la distance peuvent seuls réparer une relation bâtie sur des liens qui emprisonnent et empoisonnent. Quant à cette Afrique éprise de liberté et promise fatalement à l’échec, elle serait très avisée de méditer cette formule de Samuel Beckett : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » Le statu quo étant impossible et même temps le succès plus qu’improbable.

Radjoul Mouhamadou, éssayiste, sociologue et spécialiste des relations internationales

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