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Le conte : de l’art de raconter à l’art de vivre, les révélations du conteur togolais Al Sydy

Figure incontournable d’un art souvent relégué au second plan, Allassane Sidibe, alias Al Sydy, est l’un des rares conteurs togolais à porter haut la flamme du conte. Il en vit, le fait voyager aux quatre coins du monde et œuvre sans relâche pour sa reconnaissance. Au Togo, il a fondé Gabitè, Maison de l’Oralité, un centre culturel dédié à la formation et à la transmission du patrimoine oral. Il préside également la Fédération togolaise des arts de la parole. A l’occasion de la Journée mondiale du conte (20 mars), il partage sa vision de cet héritage, son enracinement au Togo et les défis liés à sa pérennisation. Il revient notamment sur la perception du conte par les Togolais et les obstacles à sa valorisation.

Qu’est-ce qui vous a conduit vers le métier de conteur ?

J’ai eu la chance de grandir dans un environnement où la tradition orale occupait une place centrale. Né à Lomé, à l’ancien Zongo, aujourd’hui emplacement de la BTCI, j’ai grandi dans une maison où les histoires se transmettaient chaque soir. Mon père, chef de communauté, accueillait de nombreux visiteurs venus du nord du Togo, notamment de Dapaong. Aux côtés de la télévision, les contes faisaient partie du quotidien.

Au fil de mon parcours scolaire, mon intérêt pour le théâtre et la percussion m’a progressivement rapproché du conte. La rencontre avec des figures majeures comme Beno Kokou Sanvee et Atavi G, aujourd’hui connu sous le nom de Cyprien, a été déterminante. Inspiré par ces doyens, j’ai su que le conte était ma voie, et depuis, je n’ai cessé de le pratiquer.

Comment percevez-vous l’évolution du conte au Togo ? Pourquoi cette tradition semble-t-elle aujourd’hui moins vulgarisée ?

L’évolution du conte au Togo est lente, bien que des avancées aient été faites. Depuis les années 90, où le Togo a remporté la médaille d’or aux Jeux de la Francophonie dans la catégorie conte, on aurait pu s’attendre à un véritable essor. Pourtant, cette progression reste timide en raison de plusieurs facteurs.

D’abord, l’aspect financier est un frein majeur, car le conte manque de soutien. Ensuite, l’accompagnement institutionnel et le soutien des entreprises font défaut. Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’artiste au Togo, on pense immédiatement aux chanteurs. Pourtant, la musique togolaise puise largement dans la tradition orale. Un artiste comme King Mensah, avec des titres comme Fako, s’inspire directement de cet héritage. Le problème ne vient de personne en particulier, mais il est temps de revaloriser cet art et de le hisser au même niveau que les autres disciplines, voire plus. Car, pour moi, le conte est le carrefour de toutes les formes d’art.

Pensez-vous que la faible vulgarisation du conte est aussi due à un manque d’intérêt du public ?

Non, le public togolais aime le conte. Il suffit d’annoncer un spectacle ou un festival de conte pour constater l’engouement. Mais si le public est réceptif, le problème réside ailleurs.

Le conteur, en tant qu’artiste, doit pouvoir vivre de son art. Or, sans moyens suffisants, il lui est difficile de le promouvoir comme d’autres disciplines artistiques. Beaucoup embrassent cet art au Togo, mais aujourd’hui, on en compte à peine quelques-uns qui en vivent réellement. Ce n’est ni normal ni favorable à son essor.

Quand je parle de manque de soutien institutionnel, je ne dis pas qu’il est inexistant. Il existe, mais il reste insuffisant par rapport aux besoins du conte pour se développer à grande échelle. Cela dit, je tiens à rendre hommage au public togolais, qui répond toujours présent lorsqu’on l’invite à des spectacles de conte.

Que le spectacle soit payant ou gratuit, le public répond présent. Nous avons organisé des spectacles dans des institutions comme l’Institut Goethe ou l’Institut Français, où le prix d’entrée dépasse largement celui d’une bière, et pourtant, les spectateurs sont là.

Cela dit, il est essentiel d’éduquer le public à valoriser et soutenir l’art togolais, y compris en acceptant de payer pour le travail des artistes. Un spectacle de conte n’est pas une simple prestation improvisée : c’est le fruit d’années de pratique et d’un véritable engagement artistique. Mais une chose est sûre : le public togolais apprécie le conte. Même un événement gratuit ne garantirait pas sa présence s’il n’aimait pas cet art.

Selon votre expérience, quel est le profil du public qui consomme le conte ? Attire-t-il principalement l’élite ou touche-t-il toutes les catégories sociales ?

C’est une excellente question, car beaucoup associent automatiquement le conte aux enfants. Lorsqu’on annonce un spectacle ou qu’on en parle dans les médias, les parents imaginent qu’il s’agit exclusivement d’un divertissement pour les plus jeunes.

Or, le conte ne s’adresse pas uniquement aux enfants. Il parle à l’enfant qui sommeille en chacun de nous. Un adulte et un enfant n’en tireront pas la même lecture, mais chacun y trouvera du sens.

Aujourd’hui, le public du conte est varié, mais l’élite semble s’en éloigner. Pourtant, elle gagnerait à s’y reconnecter, car le conte est un moyen puissant de renouer avec son identité et sa culture. Il ne s’agit pas seulement d’une tradition orale, mais d’un véritable outil de transmission et de réflexion sur nos valeurs.

Comment, selon vous, rendre le conte plus accessible à la jeune génération et lui insuffler une nouvelle dynamique ?

Ce que vous faites en ce moment en nous offrant une tribune est déjà une première étape. Il est essentiel de donner la parole aux conteurs, de leur permettre de partager leur art et de mettre en lumière toute la richesse qu’il représente. Le conte a besoin d’espaces d’expression. Il faut créer et multiplier ces occasions : intégrer le conte dans les foyers, les entreprises, et même les institutions publiques. Pourquoi ne pas inviter des conteurs à intervenir dans des cadres variés, y compris lors d’événements d’Etat ? Lors des célébrations du 27 avril (fête de l’indépendance), par exemple, des fonds considérables sont alloués aux concerts de musique. Pourquoi ne pas envisager la même chose pour le conte, qui, après tout, raconte aussi l’histoire du Togo, nos valeurs et nos traditions ?

Le chanteur peut transmettre notre culture, mais le conteur le fait avec une profondeur particulière. Il serait donc pertinent de lui accorder la même place et la même reconnaissance que les autres formes d’art.

Outre le manque de soutien financier, quels sont les autres principaux défis que vous rencontrez dans votre métier ?

Le manque de soutien est effectivement le plus grand obstacle, mais il y a d’autres défis. Par exemple, convaincre les jeunes que le conte peut réellement être une carrière viable. Beaucoup hésitent, pensant qu’il est difficile de vivre de l’art. Il faut leur montrer que le conte, en tant que métier, peut effectivement nourrir et offrir une stabilité financière. Pour cela, il est essentiel d’avoir des modèles à suivre. Heureusement, nous avons des exemples inspirants comme le doyen Beno Sanvee, qui a consacré sa vie au conte, ou encore Atavi G. Ces figures prouvent que le conte est une forme d’art respectée qui peut permettre de voyager et de vivre de sa passion. Les conteurs doivent comprendre que pour vivre de ce métier, il faut le considérer comme tel et fournir un travail acharné.

Donc, vous vivez pleinement de votre art, le conte ?

Oui, en effet, je ne vis que du conte. C’est ma profession.

En tant que compteur, comment intégrez-vous la culture et l’histoire togolaise dans vos récits ?

Nos récits sont avant tout une célébration de la culture et de l’histoire togolaise et africaine. Avant de pouvoir partager l’histoire d’autres peuples, il est essentiel de se connaître soi-même. Et se connaître, c’est se connecter à son identité. Le conte, c’est précisément cela : il nous raconte qui nous sommes.

Les contes ont toujours été un moyen pour les enfants de grandir et de comprendre leurs racines. Quand on raconte l’histoire de la culture, du pays, de la région, voire de la famille, on partage l’essence de notre identité. C’est ce que le conte véhicule depuis des siècles : il nous reconnecte à nos racines.

Aujourd’hui, peu importe où je vais dans le monde, dès que je commence à conter, on m’identifie immédiatement comme Togolais. Le conte nous permet de porter cette culture à l’international et d’en être les ambassadeurs.

Parlez-nous des festivals que vous organisez et de vos projets à venir.

Le projet le plus imminent est la célébration de la Journée mondiale du Conte, le 20 mars. Comme cette date tombe un jour ouvrable, nous avons décidé de la célébrer le 23 mars, à la Maison de l’Oralité. A cette occasion, nous organiserons un événement appelé « Les Contes en Marche ». Ce concept consiste à amener des conteurs, des musiciens et des artistes chez des habitants, qu’ils soient connus ou anonymes, pour deux heures de récits et de musique. Cette année, nous irons rendre hommage au doyen Atavi G, alias Cyprien, chez lui, pour célébrer cette journée.

Un autre projet majeur est le festival biennal « Missé Eglilo », qui se tiendra cette année en novembre, contrairement aux éditions précédentes organisées en septembre. Enfin, un autre projet important est la réouverture de la Maison de l’Oralité, qui a été temporairement fermée pour rénovation. Cela va renforcer l’écosystème du conte au Togo.

Et à l’international, avez-vous d’autres projets ?

Oui, plusieurs projets à l’international. D’abord, nous avons des projets de voyages pour participer à des festivals et organiser des rencontres. Un projet particulier que nous portons est le programme « Passerelle ». En mai, ce projet nous amènera en France, dans les Vosges, où nous collaborerons avec la « Cour des Arts », un lieu regroupant des sculpteurs et peintres. L’idée est de connecter les conteurs togolais avec ces artistes pour échanger et nourrir nos arts respectifs.

Nous avons également un projet aux Etats-Unis, où nous souhaitons faire découvrir le conte togolais à la diaspora togolaise et aux Afro-Américains. Ce projet vise à créer un lien avec les Afro-descendants, les reconnecter à leur culture africaine et les inciter à visiter le Togo à travers l’art du conte.

Quel message souhaitez-vous adresser à la jeunesse togolaise pour l’encourager à s’intéresser au conte ?

Je leur dirais de nous écouter, d’écouter les contes dans leur cercle familial, dans les centres culturels, et surtout de se former. Le conte est un art, comme tous les autres, qui nécessite de la formation. Avoir du talent est important, mais il faut le cultiver par la formation. Il est essentiel de se former encore et encore, et de s’informer pour progresser.

Et aux conteurs ?

Je dirais à tous les conteurs togolais de croire en la puissance du conte et du récit. Ne baissez pas les bras. Continuez à travailler, à y croire, et à faire rayonner le conte. Le défi de valoriser notre art est le nôtre, et c’est à nous de démontrer au public et au monde que notre art mérite sa place. Si nous ne le valorisons pas, si nous ne le vendons pas à sa juste valeur, il sera difficile de le faire reconnaître. Eh bien, quand tu te fais miel, les mouches vont te manger.

Entretien réalisé par Elisée Rassan

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