Société

Mme Dalé Hélène Labitey : «La puissance financière des Nana Benz inquiétait le pouvoir»

Le Togo serait une invention des Afro-Brésiliens, cette communauté occidentalisée installée sur la côte des Esclaves à la faveur de la Traite négrière, dit un écrivain togolais. Et on a souvent tendance à dire et à écrire « Les pères de l’indépendance du Togo » et négliger   quelque peu le rôle des femmes dans le processus de la décolonisation ; des femmes de la révolte de 1933  aux fameuses Nanas Benz popularisées dans les années 1970-1980. Dans le cadre de la journée du 8 mars, L’Echiquier a rencontré l’universitaire Dalé Hélène Labitey, autrice de Parcours de Nanas Benz (Editions Graines de Pensées), pour échanger avec elle sur ces femmes d’affaires à la base d’un capitalisme togolais naguère triomphant, qui n’ont pas fait que laisser leurs empreintes de talents des affaires  sur la société togolaise.    

L’Echiquier: Mme Dalé Hélène Labitey, vous êtes universitaire, enseignante à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal. Mais on vous connaît au Togo pour être l’auteure de “Nanas Benz, parcours de vie“, livre éponyme qui retrace individuellement le parcours et sur le plan de l’histoire et la psychologie, la trajectoire de ces femmes d’affaires qui ont marqué la vie socio-économique togolaise. Notons que vous êtes vous-même petite-fille de Nana Benz. Qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce livre ?  

Dalé Hélène Labitey: Je voudrais tout d’abord vous remercier de l’intérêt que vous portez à l’ouvrage « Nanas Benz, Parcours de vie » et pour cette interview qui me permet de rendre hommage à nos valeureuses Nana Benz.

Ce livre est la réalisation d’une promesse que j’avais faite à une Nana Benz, ma grand-mère, Cathérine Kayi Kangni (Da Kayi Ganganto), en la voyant à l’œuvre et aussi parce que j’ai côtoyé la plupart des Nana Benz au Grand marché d’Adawlato (le Grand marché de Lomé). Elles m’ont prise sur leurs genoux et j’ai gardé de ces moments, des souvenirs inoubliables, comme peuvent l’être des souvenirs d’enfance.

La plupart de ces femmes dont vous faites le portrait n’ont quasiment pas eu de formation scolaire ; pourtant elles ont brillamment réussi dans les affaires. Comment expliquez-vous cela ?  

La plupart, oui, n’ont pas eu de formation scolaire, mais pas toutes.

La raison, c’est que rien ne pouvait présager leur destin singulier.   Les Nana Benz n’étaient pas des héritières, mais des femmes qui se sont imposées par leur courage, leur intuition et leur sens des affaires. Au départ, c’étaient des revendeuses comme tant d’autres. Elles avaient commencé leurs affaires par des activités   modestes : vente de poisson séché, de sucre, de bonbons, foulards, cigarettes, activités qui, à cette époque, ne nécessitaient pas une formation scolaire.

Ma grand-mère, jeune femme, avait commencé à faire le commerce avec un paquet de sucre. Elle se tenait debout quelque part au marché et vendait les morceaux jusqu’à ce que la boite soit vide. Le bénéfice, qu’elle mettait de côté, lui a permis d’augmenter au fur et à mesure, le nombre de boites et ensuite, elle a pu vendre du poisson fumé qui nécessitait des fonds plus conséquents., et ainsi de suite. Elle n’avait pas besoin d’instruction scolaire pour faire cela. En revanche, elle savait faire le calcul mental, savait comment nouer, autour de la taille, la ceinture en tissu qui faisait office de porte-monnaie et surtout, avait le flair pour savoir quel article acheter etc…c’était le plus important pour être une bonne commerçante.

Les Nana Benz n’étaient pas des héritières, mais des femmes qui se sont imposées par leur courage, leur intuition et leur sens des affaires.

Dalé Hélène Labitey

Parmi toutes ces pionnières, quelle(s) figures trouvez-vous particulièrement marquantes ?

J’étais trop jeune pour me faire une idée précise de ce qu’elles représentaient dans la société. Avec le recul, je peux dire que chacune d’elles a marqué son époque, soit par sa personnalité, soit par son implication dans la vie sociale ou politique.  

Ce serait donc inapproprié de ne pas les citer toutes, afin de mettre en exergue les particularités. Vos lecteurs pourront les connaître individuellement en lisant mon livre qui est une galerie de leurs portraits.

Néanmoins, je citerai Lauria Doe-Bruce, grande par la taille et l’autorité, majestueuse dans sa démarche, et parce qu’elle fut longtemps la présidente des revendeuses de tissus. Hélène Dado Fabre, la secrétaire du groupe, dynamique et infatigable. Epé Sanvee la plus puissante, qui n’avait pas sa langue dans sa poche. Julie Bocco, discrète et influente, la démarche lente et assurée.

Dédé Rose Creppy, leur benjamine qui devint tout de même leur présidente. Née en 1936, discrète et efficace, simple et ferme, elle est aujourd’hui, par le témoignage et l’exemple, la figure marquante de son époque auprès de qui les journalistes se pressent.

Parmi celles que j’ai bien connues et qui m’ont personnellement marquée, je citerai sans aucun doute, Flora Agbonson Ekué-Héttah (dite Navi Flora)   Eunice Adabunu (Davi Eniké), et Tawo d’Almeida (Navi Tawo) parce qu’elles étaient très proches de ma grand-mère.

Navi Flora était l’épouse de Cyrille Ekué-Héttah, un notable de la ville.   Cette femme était un rayon de soleil, toujours affable et souriante et j’aimais aller la voir pour qu’elle m’appelle « Gnongo ! » et me prenne sur ses genoux.

Eunice Adabunu m’impressionnait par son autorité naturelle. Elle parlait un Ewé chatié, plus précisément l’Aylon, la variante de l’Ewé parlé entre Dénu, Kéta et Adafianu au Ghana. Amie, cousine et camarade de lutte de ma grand-mère, elle est, de toutes les Nanas, celle que j’ai le plus vue chez nous.

Navi Tawo d’Almeida était l’incarnation de la joie de vivre. D’une élégance rare, elle est décédée lorsque j’avais 11ans, mais je n’ai jamais pu oublier son ineffable sourire.

Ce n’étaient pas que des femmes d’affaires, elles étaient également impliquées dans la vie politique de leur époque. Pouvez-vous nous en parler un peu plus ?

Encore une fois, ce que je peux en dire aujourd’hui, je l’ai appris de ma grand-mère. Ensemble, mais pas toutes, elles ont milité pour l’indépendance du Togo, aux côtés du Président Sylvanus Olympio. Elles ont financé le parti (CUT) et envoyé ses cadres partout dans le monde pour défendre la cause de « Ablodé » (indépendance). Elles ont fait campagne de Lomé jusqu’au nord du pays. Certaines ont connu la prison et les bancs des gendarmeries, pour des raisons aussi floues que surréalistes. Combien de fois, dans les années 60, n’avions-nous pas été réveillés à l’aube par des bruits de sabots des soldats qui venaient embarquer ma grand-mère qui, sans perdre son calme, se laissait emmener et revenait le soir ou le lendemain l’air goguenard, le sourire en coin ? la vérité est que leur puissance financière inquiétait le pouvoir.

C’est peut-être pour cela que dans un second temps, le Président Eyadema a réussi à en faire ses alliées et les a élevées au rang de Chevalier ou d’Officier de l’ordre du Mono et de l’ordre du Mérite.

Elles n’avaient pas d’ambition politique personnelle, mais voulaient faire leurs affaires dans les bonnes grâces du pouvoir

Dalé Hélène Labitey

Vous dressez le portrait de Marie Kokoyi Ekue-Franklin dite «Togo Père, Togo-Mère. Elle était l’un des bras financiers du CUT, parti nationaliste et fourrier ??? de l’indépendance du Togo, puis soutien flamboyant du général Eyadema, qui est tout de même antinomique du CUT…

Disons qu’elles se sont adaptées au fil des ans. Fondamentalement, elles n’ont pas retourné leur veste, mais la place qu’elles occupaient dans la vie économique et sociale ne pouvait pas ne pas prendre en compte la vie politique et ses acteurs. Elles n’avaient pas d’ambition politique personnelle, mais voulaient faire leurs affaires dans les bonnes grâces du pouvoir. C’est pour cela que pendant longtemps, elles ont pu bénéficier de la mansuétude de l’administration fiscale et douanière. Leur monopole sur l’importation du Wax Hollandais et Anglais leur était assuré. Les Nana Benz formait un cercle fermé qui défendait farouchement ses intérêts et disons-le, ses privilèges.   Seul le pouvoir politique pouvait leur garantir cela.

Il y a aussi la figure d’Eunice Adanbunu, que vous décrivez comme « l’amazone du commerce et de la politique », qui organisait des cours d’alphabétisation à destination des femmes. Etait-elle atypique en cela, ou y avait-il à l’époque d’autres femmes aussi soucieuses de la place de la femme dans la société moderne qui était en création ?

Eunice Adabunu était une femme aux multiples talents. A l’instar de ses consœurs, elle avait à cœur d’être utile. Elle parcourait la ville à moto avant de s’acheter sa Mercedes Benz. Certainement que son autorité naturelle dont je parlais plus haut lui aurait permis d’être enseignante si elle n’avait pas choisi le commerce du pagne.

Fondamentalement, la puissance financière des Nana Benz était impressionnante pour l’époque, mais elles avaient gardé les pieds sur terre.

Leur souci de l’émancipation de la femme se voyait non pas forcément par des discours, mais à travers le financement de beaucoup d’associations de femmes.

Une chose très importante fut leur volonté d’assurer à leurs enfants et petits-enfants l’instruction scolaire qu’elles-mêmes n’ont pas eue. Ma grand-mère (comme ses consœurs) a envoyé, au début des années 60, son fils et deux de ses filles poursuivre des études secondaires et universitaires en France.

Le Président Eyadema admirait le franc parler de Patience Epé Kouamba Sanvee. Elle ne faisait pas partie de sa cour et pouvait donc lui dire certaines choses sans se croire obligée de le flatter

Dalé Hélène Labitey

Autre figure proéminente, Patience Epé Kouamba Sanvee, plusieurs fois divorcées, en quête de l’amour idéal ; interlocutrice d’Eyadema et l’une des rares à le contredire ouvertement… Y verriez-vous le symbole de la femme libre ?

Non, pas forcément. Gustave Thibon dans son livre Témoin de la lumière, écrit que la liberté ne veut pas dire, ne dépendre de rien ni de personne, car le problème de la liberté ne se pose pas en termes d’indépendance, il se pose en termes d’amour. Ainsi, précise-t-il, nous sommes captifs dans la mesure où nous dépendons de ce que nous ne pouvons aimer, et libre dans l’exacte mesure où nous dépendons de ce que nous pouvons aimer (de ce qui est normal, légitime ou approprié d’aimer).

Epé Sanvee avait une forte personnalité et en imposait, les hommes bégayaient en sa présence, mais je ne dirais pas pour autant, qu’elle était le modèle de la femme libre. Derrière son masque de dame de fer, elle aurait échangé volontiers un peu de liberté contre un peu d’honnêteté de ceux qui l’entouraient.

Le dur parcours qui fut le sien et sa brillante réussite financière avait drainé autour d’elle des personnes pas toujours totalement désintéressées. Elle le savait et cela la rendait intransigeante, parfois cassante.

Le Président Eyadema admirait son franc parler. Elle ne faisait pas partie de sa cour et pouvait donc lui dire certaines choses sans se croire obligée de le flatter.

Avez-vous à l’esprit une figure moderne à laquelle on pourrait la comparer ?

Non, aucune figure moderne ne me vient à l’esprit, mais cette figure pourrait être celle de toute femme puissante qui a cherché en vain un amour sincère et inconditionnel.

Il se dit que ces femmes mariées dans la religion divorçaient quand même. Etait-ce commun à l’époque, ou ces femmes avaient-elles quelque chose en particulier ? Si oui, quoi ?

Effectivement, quand j’observe rétrospectivement la vie des Nana Benz, je réalise la difficulté de la plupart d’entre elles, à concilier leur vie d’épouse et leur puissance financière. Serais-je taxée de rétrograde ou de réactionnaire si je disais qu’une femme a besoin de se sentir protégée par son mari, de sentir son autorité bienveillante ? La société, me semble-t-il, a institué que ce soit l’homme qui demande la main de la femme et lui donne son nom. Et non l’inverse.

Or, que s’est-il passé avec les Nana Benz ? Le mari était fonctionnaire ou employé du secteur privé, et touchait un salaire qui était le centième de ce que sa femme gagnait en une journée. Ses messieurs avaient des motos ou des voitures modestes et leur épouse roulait en Mercedes-Benz, ou d’autres voitures luxueuses, sans oublier les réalisations immobilières au Togo ou à l’étranger. C’était intenable. Même avec toute l’humilité de la femme, et la résilience du mari, ces ménages étaient déséquilibrés.

Celles qui ont connu des foyers sans divorce ont eu des maris socialement solides.

Photo prise sur ce site

Au regard de leur situation financière, réputée impressionnante, quelles leçons peut-on tirer du parcours des Nana Benz ? Le capitalisme qu’elles ont initié a-t-il fait florès ? S’est-il éteint ou perdure-t-il sous une autre forme ?

Les femmes financièrement puissantes ont toujours existé partout dans le monde et même dans nos sociétés traditionnelles. Les Nana Benz, quant à elles, ont surpris leur monde par leur réussite dont personne ne pouvait imaginer l’ampleur. Elles ont financé de nombreuses œuvres caritatives, construit des églises et des écoles.

Ensuite, leur mérite est d’avoir été des pionnières : pour la première fois, des revendeuses ne se sont pas contentées d’aller acheter pour revendre. Elles ont réinventé des motifs du Wax et ont adapté les différentes couleurs d’un même tissu aux goûts divers de leur clientèle qui venait de partout. Lomé était devenue, grâce aux Nana Benz, la capitale de l’élégance de la femme.

Qui dit pionnier dit sans concurrent. Les Nana Benz ont fait de Lomé la capitale du Wax et leur élégance donnait de la crédibilité à leur commerce. Elles étaient elles-mêmes les ambassadrices efficaces de leur art. Elles ont tracé la route et il ne reste à leurs successeurs, qu’à suivre leurs traces ou à créer d’autres façons de faire.

Les femmes financièrement puissantes ont toujours existé partout dans le monde et même dans nos sociétés traditionnelles. Les Nana Benz, quant à elles, ont surpris leur monde par leur réussite dont personne ne pouvait imaginer l’ampleur. Elles ont financé de nombreuses œuvres caritatives, construit des églises et des écoles.

Dalé Hélène Labitey

Quant à un éventuel héritage culturel, cette bourgeoisie vous semble-t-elle avoir marqué de son empreinte l’évolution de la société togolaise ? Si oui, en quoi ? Sinon, pourquoi ?

Je ne vois pas de différence entre leur bourgeoisie et celle des autres. Elles étaient riches grâce au commerce du pagne, comme d’autres l’étaient par d’autres moyens. Et la façon dont elles ont géré leur fortune n’était pas uniforme.  

Si je peux me permettre une réponse personnelle, je dirais que l’héritage que m’a laissé ma grand-mère est d’abord spirituel. Elle m’a fait réaliser que j’étais corps et esprit et elle a nourri les deux.   Je lui sais gré de m’avoir permis de faire des études et surtout de m’avoir encouragé à aimer apprendre. Elle fut une éducatrice qui m’a répété que l’argent qui donne pleine et entière satisfaction, est celui que l’on gagne soi-même.

Cette bourgeoisie des Nanas Benz, , je l’ai vécue de l’intérieur, en ne manquant de rien, à condition d’apprendre mes leçons ! je suis allée à l’université avec ma propre voiture pendant que mes professeurs allaient à pied, contre l’obligation d’être bonne élève.

 J’ai été abonnée à des journaux et des magazines internationaux et écouté de la musique classique, avant mes 20 ans, parce que ma grand-mère avait les moyens de m’offrir tout cela.

Notre bourgeoisie, c’était le respect de toute personne, à commencer par ceux qui étaient employés chez nous. C’était l’obligation d’aller à la messe tous les jours à 6h, de fuir les fréquentations et de ne rien amener à la maison que les parents ne nous avaient pas acheté. J’ai été en somme, hyper protégée par cette bourgeoisie.

Je ne sais pas si cette éducation bourgeoise a marqué l’évolution de toute la société, et si cela existe encore. Je sais seulement qu’elle m’a marquée, moi.

Vous vivez depuis bientôt 20 ans au Sénégal. Observez-vous de la part des femmes sénégalaises des success-stories comparables à celles de Nanas Benz ; ou ces dernières vous paraissent-elles avoir quelque chose de décidément singulier ?

Curieusement au Sénégal, on trouve plus d’hommes que de femmes dans le commerce de tissus. Sûrement que dans le commerce du Bazin, des femmes de la trempe des Nana Benz existent, mais j’avoue que je n’en ai pas entendu parler comme on parle de nos Nana Benz.

Nos Nana-Benz furent des pionnières uniques dans leur genre.

Le Wax est de plus en plus porté au Sénégal, mais uniquement pour des tenues de ville. Le Bazin et la dentelle restent de loin les vêtements de fête.

Enfin, personnellement, diriez-vous que les Nanas Benz ont réalisé leur tour de force après qu’elles étaient des femmes, ou malgré qu’elles étaient des femmes ?

Je dirais qu’elles ont réalisé leur tour de force malgré qu’elles étaient des femmes. Elles ont payé leur succès par une certaine marginalisation et des suspicions de la société à leur égard. Beaucoup d’histoires fantasques ont été inventées pour expliquer leur fortune. Des serpents cracheurs de billets de banque seraient cachés dans leurs armoires et ou même dans leurs parties intimes. Et on a même entendu dire qu’elles avaient des cadavres sous leur lit pour assurer et pérenniser leur fortune.

Moi j’ai vu des femmes debout, courageuses et intrépides.  

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page