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Villes: Selon le psychosociologue Foly Foly-Ekhe, «Le déguerpissement [précipité] des emprises publiques est évitable »

Monsieur Foly Foly-Ekhe est psycho-sociologue, expert en ingénierie sociale, il donne son avis sur le sujet brûlant du déguerpissement des emprises publiques ordonnées par les communes sur injonction du gouvernement. 

L’Echiquier : Depuis quelques jours, les services communaux ont débuté le déguerpissement des emprises publiques. En tant que sociologue, que pensez-vous de cette initiative ?

E. Foly : La question paraît simple ; mais elle est plus compliquée qu’il n’y paraît… En effet on pourrait la poser de divers points de vue. D’un point de vue juridico-administratif, la réponse pourrait être simple : « il y a appropriation indue des emprises publiques ; les contrevenants doivent en être déguerpis. C’est la loi. » En tant que sociologue toutefois, avant mêmes les éventuels impacts sociaux, socio-économiques, de cette décision, ce qui me frappe ce sont les larges réactions de désarroi et désapprobation qu’elle suscite et l’acuité des arguments que le commun y oppose. Sans même parler de ceux qui en sont directement victimes, l’objection accablée de monsieur et madame Toutlemonde, c’est : « … on leur demande de déguerpir ; mais, on veut qu’ils aillent l’exercer où, leurs activités ? »

On ne saurait poser question plus pertinente…Certes… Pour autant, nous assistons à une forte urbanisation de nos villes, parfois de façon anarchique. Mais qui dit urbanisation dit forcément modernisation.

Les concepts que vous invoquez et votre façon de les utiliser sont très intéressants. Ils sont symptomatiques de conceptions que semblent partager nos autorités publiques.

Ainsi, disant qu’ici l’urbanisation se fait « parfois de façon anarchique », vous voulez sans doute dire, qu’elle ne se fait pas sous la conduite d’une autorité centrale, ou suivant des procédures impératives clairement établies : Plan d’occupation des sols, schémas d’urbanisation, permis de construire, etc.

Mais, dans l’histoire de l’urbanisation, c’est souvent après-coup qu’émerge cette acception de l’urbanisation comme processus de pilotage du devenir d’une grosse agglomération humaine.

Dans son histoire naturelle, l’urbanisation est avant tout un phénomène démographique. Un phénomène d’expansion soutenue et pérenne de la population humaine, entraînant l’expansion horizontale et verticale de son bâti, de ces équipements, etc. Généralement l’expansion démographique est alimentée d’abord par l’immigration de populations plus lointaines de plus en plus attirées par les opportunités matérielles et symboliques offertes par le territoire en croissance, puis par la croissance démographique propre à la ville ainsi constituée.

Dans cette acception-là plus répandue, l’occupation de l’espace par les êtres humains est un processus fonctionnel d’interaction entre ces êtres humains et l’espace qu’ils occupent. Laissé à soi, ce processus semble réglé par une sorte de « main invisible » ajustant les habitants les uns aux autres et ceux-ci au territoire, qu’ils s’ajustent et auquel ils s’ajustent par leur façon de l’habiter.

Ainsi se différencient, se spécialisent, s’articulent et se structurent les différentes zones constitutives du territoire urbain : zones d’activité, zones résidentielles, zones industrielles, zones de loisirs, marchés généralistes, marchés spécialisés, décharges publiques, voies de circulation principales, secondaires, etc.

A part pour quelques rares villes relativement récentes, comme le célèbre Brasilia, la plupart des villes, dont Lomé, sont nées de ce processus naturel plus progressif.

Quant au lien supposé nécessaire entre urbanisation et modernisation, c’est à voir. Déjà, pour le sociologue, les mots « moderne » vs « traditionnel » ne sont précisément que des mots… des jugements de valeur.

Mais surtout, ce lien n’est établi qu’en ce qu’on retient, inconsciemment, comme modèle par excellence de « la ville », des villes comme Paris, New York… Du reste, celles-ci passent de plus en plus pour « traditionnelles » à l’ère des projets de « villes éco-responsables » déclarées « modernes »…

Tout ça, c’est des points de vue et des batailles symboliques qui, certes, ne sont pas sans intérêt. Il reste difficile de définir les critères qui fonderaient la modernité d’une ville. En général, l’imaginaire populaire s’en tient à la joliesse, la propreté, la richesse apparente. Tout ce que je puis dire, c’est que le bien-être des habitants de la ville peut aider à sa joliesse apparente ; mais qu’en revanche, une « beauté » artificieuse ne garantit pas le bien-être des habitants…

La décision gouvernementale était-elle évitable ?

Oui, elle était évitable. Elle aurait même dû être évitée, au moins différée, par ces temps d’hyperinflation et autres difficultés économiques dues au Covid-19 et à la guerre en Ukraine.

Vous aurez peut-être remarqué que les implantations déguerpies sont surtout des échoppes, des aménagements plus ou moins durables (containers, hangars, auvents,) abritant des activités économiques informelles. Ces implantations ne se sont pas faites sans rime ni raison. Leur logique est d’être proches, voire au cœur, de leurs bassins naturels de clients potentiels.

Dans leurs échanges, les agents économiques s’ajustent les uns aux autres. Les marchands, prestataires de services… ont intérêt à s’installer au plus près du maximum de leurs clients potentiels ; les clients, eux, trouvent intérêt à s’approvisionner au plus près de chez eux. Les uns instrumentalisent l’intérêt des autres dans le sens du leur ; et vice versa…

Il y aurait une sorte de recherche mutuelle d’optimum géographique entre les uns et les autres…

Précisément ! Où pourrait mieux s’installer une activité de restauration scolaire qu’aux abords immédiats, voire à l’intérieur, d’une école ? Quel meilleur emplacement pour des commerces de carburant, station-service ou vendeur de boudè, sinon au bord d’axes circulants où des conducteurs de motos, voitures… peuvent s’arrêter se ravitailler ? Où pourrait mieux s’installer une vendeuse de condiments qu’à côté d’autres vendeuses de denrées alimentaires : légumes, poissons, viande, maïs… ?

C’est cet équilibre dynamique que les déguerpissements viennent momentanément briser.

De ce point de vue, quels effets pourraient-ils avoir à court et à plus ou moins long terme ?

L’effet immédiat, naturel, serait que celles de ces « entreprises » informelles, qui auront développé une clientèle rentable, cherchent à se loger dans les maisons riveraines des emprises déguerpies. Autrement dit, elles voudraient louer des locaux professionnels que les propriétaires des maisons ont désormais intérêt à créer. Généralement, c’est ce que montre l’histoire de l’urbanisation. Mais, en la circonstance, la demande risquant d’excéder l’offre, les loyers de ces locaux pourraient exploser !

Les entreprises informelles, nombreuses, qui ne pourront pas payer de loyers n’auront d’autre choix qu’essayer d’investir des emprises publiques adjacentes ou proches, d’où elles ne seraient pas déguerpies ; en espérant que la mayonnaise reprenne…

Les décideurs n’auraient donc pas assez pris en compte le caractère essentiellement informel de notre économie ?

Non, en effet ! Et c’est cela le cœur du problème. Dans une économie formelle dominée par le salariat, déguerpir quelques implantations, c’est pénaliser très peu de monde. Mais lorsque, comme la nôtre, l’économie est essentiellement informelle, dominée par un chômage de masse déguisé, déguerpir ces dispositifs informels de subsistance, c’est littéralement « enlever le pain de la bouche » à énormément de personnes et leur imposer de repartir de zéro pour trouver un nouvel équilibre économique.

Résilientes, ignorant jusqu’au nom de l’Etat-Providence, elles se remettront à l’ouvrage ; parce qu’elles n’ont pas d’alternative. Mais d’évidence, il aurait mieux valu leur éviter de boire cette coupe amère ; surtout par ces temps de grosses difficultés économiques.

Une ville, ce n’est pas un simple décor ; c’est la matrice-même dans laquelle sont enchâssés les citadins et leurs vies quotidiennes, lesquelles façonnent cette matrice en retour. Bousculer cet équilibre, inconsidérément, sans ménagement et sans contrepartie, c’est créer aux populations des problèmes dont elles se seraient bien passées.

Interview réalisée par Benoit Eklou

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